Nous aurions dû recevoir Martina Aranda en mai pour la parution chez Pastel de son deuxième album. Le virus en a décidé autrement... Il faudra attendre le 10 juin pour trouver « Le jour où je suis devenue grande sœur » sur nos tables, un livre qui parle avec une justesse et une grâce infinie des sentiments compliqués d’un petit enfant qui devient un aîné...

Martina et petit Brown

J’ai lu dans le beau dossier que Libbylit t’a consacré récemment*, qu’enfant, tu vivais dans une petite ville de la côte africaine. Et puis tu es espagnole, tu as d’abord fait des études de droit à Barcelone, ensuite tu es venue à Bruxelles, une ville de double culture francophone et néerlandophone, où tu as suivi les cours d’illustration de l’Académie des Beaux-Arts dans la section d’Anne Quévy... Est-ce que ce kaléidoscope de langues, de façons de vivre, de climats, t’a beaucoup influencé ?

Martina Aranda 1 atelier

Je voulais d’abord te remercier, remercier Tropismes pour cet entretien : ça me fait vraiment très plaisir. La proposition de venir en dédicace m’avait aussi beaucoup touchée, parce que Tropismes, c’est une librairie pour laquelle j’ai eu un coup de cœur dès la première année à l’Académie : mon professeur, Anne Quévy, nous avait donné une liste avec quelques librairies où l’on pouvait trouver une littérature de qualité et c’est comme cela que je vous ai découverts. Je suis aussi venue plusieurs fois pour faire dédicacer des livres par des auteurs que vous aviez invités ; la dernière fois c’était avec Kitty Crowther, pour la « Cavale ». Alors voilà, je ne sais pas comment le dire, mais ça me touche. Et ce petit entretien me tient aussi beaucoup à cœur.

Pour répondre à ta question, lorsque je suis arrivée à Bruxelles, je me suis retrouvée dans une ville bilingue dont je ne connaissais aucune des deux langues. J’ai commencé à prendre des cours de français et de néerlandais même si par la suite j’ai dû abandonner les cours de néerlandais, parce que c’était difficile de suivre les deux en même temps. Mais la langue française, surtout pendant les années de l’Académie, m’a ouvert les portes de la culture française, de la littérature française et surtout de la littérature jeunesse francophone. Je trouve que les textes de littérature jeunesse francophone sont de haute qualité : on prend les enfants au sérieux, on ne leur raconte pas des bêtises, on les considère autant que des adultes. On fait attention à la façon de dire les choses : il y a beaucoup de livres dans lesquelles on trouve beaucoup de poésie et je pense que c’est quelque chose qui m’a influencée. Et puis la façon de vivre aussi, le fait que l’on fait beaucoup de choses à l’intérieur de la maison ; du coup mes histoires se passent toujours à l’intérieur... Mon premier album, « La brodeuse d’histoires », parle d’une rencontre, dans la maison d’une vieille dame, avec des moments de partage, des moments de convivialité dans sa maison. Ma deuxième histoire, « Le jour où je suis devenue grande sœur », se passe aussi toujours à l’intérieur. Ici, à Bruxelles, on passe beaucoup de temps à l’intérieur, on fait des activités dans sa maison, dans la maison des autres, mais surtout des rencontres avec des gens dans des endroits clos, à cause du temps bien sûr, parce que l’hiver est long, et qu’il est froid ! Tout cela m’a influencée et justement, en ce moment, comme je travaille sur un projet qui se passe en Espagne, tout se passe du coup sur la terrasse, sur la plage ou, parce que c’est un rez-de-chaussée, devant la maison où l’on s’assied pour partager un moment avec les voisines, les amis, alors oui, ça m’a influencée ! Et si je pense « Belgique » ou « Espagne » mes histoires vont raconter des choses différentes.

aranda livres

Dans ce numéro de Libbylit, tu parles effectivement de tout ce que tes études à l’Académie des Beaux Arts et Anne Quévy en particulier, t’ont apporté. Tu évoques aussi des livres que tu lisais enfant, ceux des éditions El barco de vapor, un éditeur toujours très qualitatif qui a publié Gianni Rodari, Joke Van Leeuwen, Christine Nöstlinger, à côté, bien sûr, de nombreux auteurs hispanophones. Y a-t-il des livres qui t’aient particulièrement marquée ?

Oui El barco de vapor était, et est encore aujourd’hui, l’un des meilleurs éditeurs espagnols. Dans mon enfance j’ai lu tous leurs livres et, depuis, leur catalogue s’est encore agrandi, j’aurais envie de continuer à tous les collectionner ! J’étais très attirée par la littérature nordique, parce que j’ai découvert Astrid Lindgren : j’ai lu tous ses livres quand j’étais petite et j’étais très attirée par ses histoires de villages où les enfants étaient très libres, toujours en contact avec la nature. Ils me faisaient rêver ! Non seulement elle m’a fait rêver avec ses histoires mais en tant que personne, c’est aussi un exemple à suivre. Tu parles justement de Christine Nöstlinger que j’ai adorée. J’ai lu tous ses livres, surtout la série des Susi avec « Querida Abuela, tu Susi »** qui est un échange de lettres entre une petite fille et sa grand’mère. Il y a aussi une autrice espagnole qui me plaisait beaucoup, Pilar Mateos Martin avec son « Historia de Ninguno »**, une référence. Et encore Maria Gripe, une suédoise qui a écrit « La fille de papa Pèlerine » et « Joséphine »**. Tous ces livres m’ont marquée, ils ont quelque chose de mystérieux sans être vraiment de la littérature fantastique.

carre barco

C’est drôle que ces auteurs, plutôt nordiques, t’aient tellement marquée, mais en y repensant, c’est vrai que je retrouve quelque chose de leur regard bienveillant sur les enfants dans ton travail ! A la lecture du « Jour où je suis devenue une grande sœur » j’ai été frappée par la difficulté qu’a la grande sœur d’exprimer la complexité de ses émotions aux adultes. Ses seules paroles dans le livre sont pour son petit frère, le début d’une vraie complicité. Est-ce que c’est parfois difficile, pour un enfant, de se faire entendre? L’écriture et l’illustration te permettent-ils de donner justement une voix aux enfants?

Je pense que ce n’est pas évident, pour les enfants de se faire entendre : il y a beaucoup d’adultes qui préfèrent que les enfants demandent la permission pour parler ! Alors dans mes textes, je donne la préférence aux enfants. Quand j’écris, je parle à la première personne, du point de vue de l’enfant et cela vient d’un travail très intense, très large, d’observation pour pouvoir arriver à me mettre dans la peau d’un enfant. C’est presque un exercice de mémoire : lorsque je regarde ma fille dans des moments du quotidien ou dans des moments plus particuliers, j’essaie de me souvenir de moi-même, lorsque j’avais son âge. Je pense que je n’ai pas vraiment grandi : je me sens beaucoup plus à l’aise avec les enfants qu’avec les adultes et mes sentiments ne sont pas très éloignés de ceux des enfants.
Quand j’écris « La brodeuse d’histoires » (Cot cot cot éditions), ou « Le jour où je suis devenue grande sœur », je suis la petite fille. Je vois bien ce qu’elle ressent, ce qu’elle a besoin de dire ou de faire, j’ai vraiment l’impression d’être en empathie avec elle. Quand j’arrive à ce niveau d’empathie, je me sens capable d’écrire une histoire et de parler comme si ces sensations étaient toutes récentes, même si cela fait des années que je ne suis plus un enfant

IMG 20200527 WA0002

 

Tu es diplômée de l’Académie des Beaux-Arts, tu prépares un mémoire sur le thème de l’ellipse, tu veux bien nous en dire quelques mots ?

 En fait, je suis presque diplômée de l’Académie des Beaux-Arts mais je dois encore faire un mémoire. Je travaille sur le sujet de l’ellipse. Habituellement, l’ellipse, c’est une manière de supprimer ce qui n’a pas d’importance dans le récit. En quelque sorte, c’est une façon de distinguer ce qui est accessoire de ce qui est essentiel. Mais en fait cette distinction est elle-même problématique, en ce sens qu’elle établit un essentiel et un accessoire. Je propose donc, dans mon mémoire, de mettre l’accent sur l’accessoire, pour montrer justement qu’il n’est pas accessoire mais essentiel. Je prends comme référence « Le fil perdu » de Rancière*** et je pars de ce principe pour donner de l’importance à des petits détails du quotidien qui jusqu’à ce moment –là n’avaient pas le statut d’essentiel. Je prends aussi comme référence le réalisateur japonais Ozu qui utilise l’ellipse justement pour supprimer ce qui dans une narration classique serait considéré comme essentiel. Lui, dans ses films, ne montre que l’accessoire. Par exemple s’il s’agit d’un mariage, il ne va jamais filmer le mariage, il va filmer le moment avant le mariage ou le moment après le mariage mais pas le mariage lui-même. Voilà, mon projet de mémoire est en quelque sorte de retourner l’usage de l’ellipse. Ceci dit, je ne sais pas comment je vais pouvoir le terminer avec le confinement, les enfants, cette situation un peu bizarre, ce n’est pas facile de s’organiser pour travailler à la maison, cela rend les choses un peu compliquées en ce moment !

chez Martina Aranda livres

* Libbylit n°140, mars-avril-mai 2020, https://www.ibbybelgiumfrancophone.org/revue-libbylit
** Ces livres ne sont malheureusement pas ou plus disponibles en français.
*** Jacques Rancière, « Le fil perdu; essais sur la fiction moderne », Ed. la Fabrique.

(entretien Anne de Bardzki)

Rechercher dans notre stock

Newsletter

Contacts

11, Galerie des Princes
Galeries Royale Saint-Hubert
B-1000 Bruxelles

T. +32 (0)2 512 88 52

info@tropismes.com

Ouvert tous les jours

Lundi : 10.00 - 18.30
Mardi : 10.00 - 18.30
Mercredi : 10.00 - 18.30
Jeudi : 10.00 - 18.30
Vendredi : 10.00 - 18.30
Samedi 10.30 - 19.00
Dimanche : 13.30 - 18.30