Les conséquences dévastatrices d'une mutation globale et planétaire qui encourage le quantitatif, l'évaluable, le simple, le visible, le consommable, le rentable, le rapide, le matériel apparaissent évidentes dans tous les champs où l'humanité déploie ses activités, souvent créatrices : politiques, économiques, sociales, culturelles, sanitaires. La question posée à la psychanalyse est celle de l'impact de ces mutations sur la construction identitaire de la personne, des effets de l'ultralibéralisme et de la technologisation des échanges sur la clinique de sujets anonymisés et incarcérés dans un nouvel ordre symbolique : contrôle social et formatage des individus, de leurs comportements et, plus grave encore, de leurs fonctionnements.
La déshumanisation est en marche. Les 'psychistes', tous ceux qui veillent au développement, à l'accompagnement ou à la restauration du psychisme humain, ne peuvent accepter passivement ce processus de désubjectivation et de dépersonnalisation, pas plus qu'un monde absurde et monstrueux, où l'homme serait réduit à un misérable petit tas de neurones, à une alchimie d'acides aminés ou à d'improbables circuits bio-électriques, c'est-à-dire à une chimère scientiste.
Il faut donc entrer en résistance - je n'emploie pas ce mot par hasard. L'objet de ce livre est de dénoncer ces impostures et d'affirmer que la psychanalyse peut et doit être un des points d'ancrage de ce mouvement de défense des références originaires et fondamentales de l'humain.
Pourquoi nos enfants entrent-ils dans un monde plus cruel, plus dangereux que celui où nous avons grandi ? Ce texte lance une série de questions inquiètes sur les avenirs que dessine le jeu désormais souverain de la libre concurrence.
Il ne les adresse pas au Marché, aussi muet que sa main est invisible. Il ne les pose pas aux politiques, appliqués à faire de la compétition, donc de la guerre, le ressort de la vie sociale. Pas non plus à ceux qui nous vendent la potion magique de l''économie de la connaissance'. Mais à nous.
D'où nous vient cette résignation à suivre un cours si manifestement délétère, où s'accroissent les inégalités, la précarité et la violence ? De quoi est faite, de quelles adhérences profondes, notre impuissance politique ? Est-il pourtant impossible d'articuler un projet politique radical pour ce temps, qui ne se bercerait ni des simplismes révolutionnaires ni des vagues invocations à un autre monde possible ?
Bien que pessimiste, ce texte souffle sur les braises de nos rages lucides. Dans l'espoir ténu qu'en pourrait renaître une ambition politique à la mesure du défi civilisationnel que nous a jeté l'empire du Marché.
Dans un pays qui n'est jamais nommé, mais qui scintille dans la lumière du Bassin méditerranéen, un joueur de luth traditionnel croise une jeune femme dont les traits ne lui sont pas inconnus.
Adolescent, cet homme fut brutalement séparé de sa demi-soeur, mais il a gardé à jamais le souvenir douloureux de ce visage tant aimé. Seule la musique lui a permis de surmonter la déchirure de sa jeunesse, tout en le projetant dans l'existence errante d'un saltimbanque, faite autant de liberté que de solitude. C'est le récit de sa vie, de celle d'Aysel, sa demi-soeur exilée en Allemagne, puis du destin d'Özlem, la fille de celle-ci, qui se déploie, des années 1950 à l'an 2000, au fil de cet ample et superbe roman.
Le musicien et la jeune femme se rencontreront plusieurs fois. Özlem sera troublée par la singularité de sa musique, de son jeu qui évoque et convoque le bleu azur, céruléen, outremer ou lapis-lazuli.
Histoire bouleversante d'amours innocentes aussi bien qu'interdites, Outremer ressuscite la cruauté des mythes antiques dans le décor très contemporain d'un pays ballotté entre ouverture et tradition, Europe et Orient. Mais le charme de ce roman tient d'abord à la qualité poétique de son écriture. Henk van Woerden, qui était aussi peintre, excelle à évoquer tous les aspects du monde sensible en les transposant d'un domaine à l'autre. Tout en ellipses et en métaphores, ce livre est un hymne à la beauté.
Dans les espaces urbains marqués par la précarisation, les sphères de l'intime se fragilisent. Cet ouvrage explore la vie émotionnelle, affective et sociale de personnes de toutes origines, souvent marquées par l'épreuve de l'exil, dans un quartier «chaud» de Bruxelles, où les relations hommes/femmes, les quêtes affectives et sexuelles sont d'une grande complexité. L'auteure y a longuement fréquenté des prostituées, des errants avec ou sans papiers, des jeunes issus des anciennes et nouvelles migrations, turques en particulier. Elle restitue ici, avec finesse et délicatesse, leurs histoires et contextes de vie, qui contribuent à façonner leurs rapports au corps, à l'autre sexe et à la solitude.
Éprouvés mais altiers, marginalisés mais créatifs, brisés mais tenaces, les interlocuteurs de l'ethnologue font face à l'insécurité sociale et intime. Celle-ci peut devenir une quête initiatique, où s'invente une autre vie urbaine, souterraine et alternative. Il en va ainsi de la prostitution libre et courtisane, vécue comme un métier de service ; des squats semi-organisés qui protègent de la rue et de l'isolement ; des couples mixtes et des inventions transculturelles qui décloisonnent les ghettos urbains.
À travers la vie intérieure et secrète de ses interlocuteurs, Pascale Jamoulle nous invite à découvrir les mondes off des grandes métropoles, à voir comment s'invente la mondialisation par le bas de l'échelle sociale.
Si ce livre est « pour », c'est parce qu'il est un « contre ». Contre le cumul inimaginable de clichés culturels qui font la masse des académismes, des idées reçues sur ce qui est moderne et ce qui ne l'est pas, et sur ce qui aurait dépassé la modernité (on ne sait plus combien de sens a ce mot) et qui se dénomme le postmodernisme.
Alors on peut se demander d'où et comment on pourrait en faire la critique, d'où et comment on pourrait rire et faire partager ce rire. La comédie est ici celle du sérieux. C'est la farce de la pensée.
Eh bien, elle vient du poème, qui apprend à rire du signe, elle vient du continu corps-langage qui apprend à rire des formes diverses du discontinu. C'est cette folie de rire de la folie qui n'est pas vue comme une folie, puisqu'elle se prend tellement au sérieux qu'on la prend au sérieux. Alors vous êtes conviés à ce rire. Je ne connais rien de plus sérieux. H. M.
Avec un rôle accru de l'État, des transferts sociaux et un nouveau rapport salarial, la régulation fordiste a joué autrefois un rôle stabilisateur, mais nous assistons aujourd'hui aux conséquences de son démantèlement au début des années 1980. Elle a été (mal) remplacée par un nouveau modèle, fait de moins en moins d'épargne, de plus en plus de dettes. Fondé sur une politique d'argent facile, ce modèle navigue de bulle en bulle.
S'appuyant sur les fondamentaux de l'analyse marxiste, Isaac Johsua explique le lien entre surconsommation et crise financière : lors des épisodes récessifs, il faut pousser vers le haut la dépense des ménages. D'où la « titrisation des créances », qui a permis aux banques d'accorder toujours plus de crédits ; et la « financiarisation de la consommation », qui a rendu cette dernière dépendante de la valeur du patrimoine, boursier ou immobilier.
Contrairement à ce qu'affirment de larges cercles de la gauche, la sous-consommation n'est pas la cause de la crise. Il s'agit d'une crise de suraccumulation, où l'accumulation du capital s'effectue à un rythme tel qu'elle ne peut maintenir le taux de profit escompté. Le libéralisme postule que la défense des intérêts privés converge en un équilibre collectif. À l'opposé, l'auteur montre l'actualité de la thèse de Marx : il y a contradiction entre le caractère de plus en plus social de la production et la forme étriquée de la propriété privée. Les décisions que chaque propriétaire privé prend pour sa sauvegarde particulière menacent alors la stabilité générale du système.
On ne sortira pas de la crise sans un changement radical de l'édifice économique et social.
En 2007, une crise financière née dans le secteur subprime de l'immobilier résidentiel américain débouche sur un tarissement du crédit, paralysant peu à peu le monde bancaire international. En 2008, la crise se transforme en crise économique mondiale, puis en authentique crise de civilisation.
Tous les établissements privés du prêt hypothécaire américain sont emportés, suivis par les deux colosses du crédit immobilier, Fannie Mae et Freddie Mac, que l'État américain se voit forcé de nationaliser. La crise ne s'arrête pas là : les banques d'affaires connues sous le nom de « Wall Street » s'effondrent à leur tour.
Cette dévastation sans précédent du système financier restreint alors dramatiquement les choix de placement des investisseurs. Des sommes colossales se retrouvent concentrées sur le marché à terme des matières premières, engendrant une énorme bulle spéculative. Le grain vient à manquer dans des pays du Sud, déclenchant des émeutes de la faim. Le prix exorbitant du carburant contribue à mettre au bord de la faillite les compagnies aériennes ainsi que les constructeurs automobiles américains.
Au-delà d'un récit détaillé des événements et de leur mécanisme, l'auteur répond aux questions que se pose le lecteur : quel rôle a joué la Chine dans ce processus ? Notre compréhension des crises antérieures a-t-elle été intentionnellement censurée ? Le capitalisme surmontera-t-il la crise ?
«Qu'est-ce donc qu'un démocrate, je vous prie ? C'est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc.» Cette question, ce jugement sans appel d'Auguste Blanqui datent d'un siècle et demi mais gardent une actualité dont ce livre est un signe. Il ne faut pas s'attendre à y trouver une définition de la démocratie, ni un mode d'emploi et encore moins un verdict pour ou contre. Les huit philosophes qui ont accepté d'y participer n'ont sur le sujet qu'un seul point commun : ils et elles rejettent l'idée que la démocratie consisterait à glisser de temps à autre une enveloppe dans une boîte de plastique transparent. Leurs opinions sont précises dans leurs divergences, voire contradictoires - ce qui était prévu et même souhaité. Il en ressort, pour finir, que tout usé que soit le mot «démocratie», il n'est pas à abandonner à l'ennemi car il continue à servir de pivot autour duquel tournent, depuis Platon, les plus essentielles des controverses sur la politique.
Le Schizo et les langues de Louis Wolfson est certainement l'un des livres les plus fascinants des années soixante-dix.
Ces « Mémoires », écrits en français par un jeune schizophrène new-yorkais, auraient pu connaître le destin confidentiel d'un document psychopathologique. Mais c'eût été sans compter sur le récit qu'ils recèlent : Wolfson y raconte comment, pour échapper à sa langue maternelle, il a mis au point un procédé linguistique ultra sophistiqué lui permettant de convertir, le plus vite possible, l'anglais en une autre langue, faite de mots français, allemands, hébreux ou russes, équivalents du point de vue du sens et de la sonorité.
Dès l'arrivée du manuscrit, ce livre, qui sera publié avec une préface de Gilles Deleuze, va provoquer une véritable effervescence intellectuelle et littéraire, dont on peut encore percevoir l'écho aujourd'hui.
Que s'est-il joué là exactement ? L'heure était venue de rouvrir le « dossier Wolfson ».
Vers 1965, Philippe Lacoue-Labarthe, jeune professeur de philosophie à Bordeaux, fait un rêve étrange dont sa propre disparition est le motif le plus lourd, le seul évident. Il se lance dans le récit de ce rêve, où il rencontre un récit de Borges. Puis il laisse de côté cette tentative littéraire. L'oublie. Les années passent. Beaucoup d'années. La disparition, mais cette fois effective, s'approche. En un sens elle est là, et peut-être même a-t-elle toujours été là, comme une précédence, un absolu, une fondation. À ce moment-là, Philippe Lacoue-Labarthe se souvient de ce texte ancien, et pense le reprendre. Mais il ne le peut plus, il est trop tard - il écrira seulement une brève postface, entièrement bouleversante. C'est ce double mouvement de retour et de départ que l'on trouvera ici, sous le titre définitivement provisoire que lui donna l'auteur.